Le tabou : un instrument efficace de la reproduction sociale

Publié le par Leevi

 

Un tabou est un sujet de discussion implicitement "interdit" par la société. Par qui ? Par la société. Pardon, par qui ? Par ceux et celles qui ont le pouvoir dans la société. Je crois qu'en général, quand la question se pose de savoir pourquoi il existe une norme sociale qui ne s'explique pas par le "bon sens" (par exemple : pourquoi les hommes ne portent-ils pas de jupe ?), il n'y a pas trente-six solutions...

 

Essayons donc de passer en revue les principaux tabous et d' expliquer en quoi ils contritribuent à la reproduction sociale.

 

La mort, les excréments, les odeurs corporelles. En parler serait reconnaître sa qualité d'être humain à égalité avec les autres, avec ses "faiblesses". On a tous besoin de chier*, d'uriner, de péter, de roter... Ca pue, c'est moche et c'est plein de microbes. Ca nuit à l'image du pouvoir. Et surtout, on ne peut rien contre ! La vieillesse, qui est synonyme d'une plus grande faiblesse et de l'approche de la mort, est également taboue.

 

La sexualité, l'argent. Laisser tout le monde, donc aussi les femmes ou les pauvres parler d'argent ou de sexualité serait leur permettre de se rendre compte collectivement qu'ils et elles sont dominé-e-s, et de se constituer une dangereuse "conscience de classe". Aujourd'hui, on ne peut pas demander librement à quelqu'un combien il gagne. Ce serait de toutes façons l'embarasser, puisque la fortune des riches est d'autant mieux gardée qu'elle se prémunit contre la jalousie des autres, et que la misère des pauvres  - que l'on fait culpabiliser d'être pauvres - est d'autant plus supportable pour eux qu'ils parviennent à la cacher. Et d'autant plus tolérable pour la société qu'elle reste ignorée. Quant aux femmes, elles n'ont toujours pas "le droit", socialement, d'avoir autant de désir sexuel que les hommes, donc d'être leurs égales. Idem pour l'homosexualité et toutes les autres sexualités.

 

Les sentiments (la tristesse, la peur, l'amour, la passion, le désir, la colère...). Quelle faiblesse que d'exprimer ses sentiments ! Ben oui, plus il sont forts, moins on les contrôle, moins on se contrôle, plus on est vulnérable. Et plus on apparaît vulnérable. Les puissant-e-s n'ont donc pas intérêt à montrer qu'ils et elles y sont sujets. Et comme ils l'ont décidé, c'est valable pour tout le monde, et surtout pour tous ceux qui ont le désir de gravir l'échelle sociale. Car si ces personnes ne respectent pas les codes de bienséance ainsi établis, elles peuvent dire adieu à leurs ambitions.

Plus le pouvoir est oligarchique ou personnel, plus la société est inégalitaire, plus les gouvernants se doivent d'être tout-puissants et de s'interdire leurs faiblesses. Puisque repose sur eux l'avenir de la nation. Et puisque les soupçonner d'être des êtres humains comme les autres reviendrait à mettre en cause leur légitimité.

 

Les drogues (l'alcool, la cocaïne, le shopping, le sexe, le travail, les jeux en ligne...). Elles sont très liées aux sentiments. En parler, et surtout les autoriser à des fins thérapeuthiques, ce serait avouer qu'on a tous ou qu'on a tous eu nos faiblesses, nos angoisses et nos déprimes, et nos drogues comme piètre tentative d'y remédier.

 

La "folie", les maladies mentales dangereuses ou non, les déviances sexuelles. La trisomie, la schizophrénie, la pédophilie, l'inceste, la zoophilie... Menaçent le pouvoir, qui s'il en parlait, devrait s'avouer relativement incapable de les gérer. Le pouvoir qui n'est pas tout-puissant laisse se développer la "folie", et peine à proposer des solutions satisfaisantes. Autrement dit, des solutions qui soient à la fois suffisement humaines et sécurisantes pour la population,  ou bien à la fois suffisement humaines et acceptées par la société (employer des travailleurs handicapés, quel manque de productivité...).  

 

 Les "bourdes" d'Etat, les scandales. L'affaire Dreyfus pendant longtemps, la collaboration, la guerre d'Algérie...

 

Bref, est exclu du débat public et privé tout ce qui gêne le pouvoir, et, par extension, les pouvoirs, publics comme privés. Celui de l'homme sur la femme, des parents sur les enfants, des experts sur les "profanes", des riches sur les pauvres...

Je ne cherche pas à dire qu'il faudrait abolir tout pouvoir, mais qu'il faudrait mieux répartir le pouvoir dans la société en le désacralisant**. En permettant qu'il soit contestable. en l'exposant à la confrontation des idées... et donc au risque d'être plus juste !

Je ne cherche pas non plus à accuser les dépositaires de tout pouvoir, qui assez souvent je le crois, établissent et font perdurer les tabous de manière inconsciente, et dans l'ignorance des conséquences de leur comportement. Pour moi, c'est la société entière, qui, probablement tout aussi inconsciemment, est collectivement incapable de reconnaître suffisement ses faiblesses pour pouvoir les mettre en débat. J'en reviens à la même idée : quand l'Humanité sera capable de reconnaître sa part moins noble d'humanité, alors elle pourra d'avantage avancer vers le sens noble de l'humanité. (voir l'article  L'Humanité en quête d' "humanité" ) Et si nous avançons peu, c'est que nous avons peur. Peur d'être rejeté-e-s si nous ne plions pas à la norme sociale qui interdit d'aborder les sujets tabous...

 

Je vous propose donc un vaste programme :

 

Brisons les tabous, brisons la honte et la peur, brisons les dominations, faisons la révolution ! Rejoignez-nous dans la Ligue des Briseur-euse-s de Tabous Révolutionnaires !

 

Prix de l'adhésion : la peur et la honte quand il faudra les briser, ces tabous (car on n'y échappe pas).

 

 

 

* L'emploi de ce mot "vulgaire" est d'ailleurs significatif quand au tabou des excréments. J'aurai pu dire "déféquer", "aller à la selle", "aller faire caca" ou "faire ses gros besoins"... Mais où se cache-t-il, le mot du langage courant, celui que tout le monde utilise quotidiennement sans se poser de questions ? Il n'existe pas. Parce-que personne ne veut en parler, justement. Il en est de même pour le sexe de la femme, d'ailleurs. On peut aisément parler de "pénis", mais quant au sexe féminin, je vous laisse chercher un mot "correct" pour le désigner...

 

** D'ailleurs, wikipédia donne pour définition ethnologique du mot "tabou" "une prohibition à caractère « sacré » dont la transgression entraîne un châtiment surnaturel". Le pouvoir sacralisé met en place des interdits sacralisés, dont la transgression, fortement sanctionnée par la société, est particulièrement difficile à envisager.

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L
<br /> <br /> Bonjour,<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Je suis bien d'accord pour dire qu'il y a des sujets plus intéressants et plus agréables à discuter que les problèmes de digestion, d'hémorroïdes etc. que peut avoir tout un chacun. Mais il me<br /> semble nécessaire, au delà des questions de politesse et de délicatesse, d'être en mesure d'en parler, sans craindre que cela porte atteinte à son pouvoir ou à son autorité. Un article du<br /> Monde Diplomatique intitulé "Le tabou des excréments, péril sanitaire et écologique" l'explique à l'aide d'un cas extrême mais non moins important, puisqu'il concerne<br /> "plus de deux milliards et demi d'êtres humains privés de toilettes". (<br /> <br /> <br /> <br /> http://www.monde-diplomatique.fr/2010/01/BLACK/18707 ). Le résultat est le maintien des<br /> populations pauvres dans leur précarité sanitaire , écologique et social. par exemple, "De nombreux pays, par crainte de nuire à<br /> leur image touristique, ont de plus pris l’habitude de sous-estimer les cas de choléra, ce qui est d’autant plus facile que, s’agissant d’une « maladie sale », la honte incite de nombreuses<br /> victimes à en souffrir en silence" .<br /> <br /> <br /> Concernant la vieillesse, il est vrai que quelqu'un qui méprise les personnes âgées n'aura aucun intérêt à aller le leur dire en face. Et je crois que tu as raison de pointer la question de la<br /> délicatesse : elle est absolument nécessaire pour que les gens se sentent capables de parler (par exemple, quelqu'un qui éprouve de la compassion pour une persnonne âgée ne la soulagera<br /> probalement pas si elle lui demande "alors, ce n'est pas trop dur de se sentir vieux et inutile ?"). Mais l'impératif de délicatesse ne doit pas à mon sens empêcher le dialogue. Car je crois<br /> que quelqu'un qui se sent vieux et inutile, pour reprendre mon exemple, ne risque pas de modifier ce sentiment en le gardant pour soi (par peur de perdre un statut social d'autorité, par<br /> exemple). La question est donc de trouver la bonne dose de délicatesse. Question que je trouve très délicate, justement. Et qui se pose sans cesse sur ce blog ayant vocation à faire émerger du<br /> débat, notamment par le dépassement des tabous... Je vous invite donc à me faire part de vos éventuelles critiques quant à d'éventuels manques de délicatesse de ma part.<br /> <br /> <br /> A propos des tabous idéologiques maintenant, ce sont certainement les plus dangereux, car ils empêchent le débat sur des questions politiques cruciales. Evidemment, ce n'est pas le pouvoir<br /> politique directement qui s'immisce dans la société pour dire aux mélenchonnistes de fermer le clapet aux frontistes en les méprisant ouvertement, et inversemment. Je parle en fait quand je dis<br /> "pouvoir" de toutes les sortes de pouvoir et d'autorité qui existent, pas seulement du pouvoir politique en place. L'autorité dans un groupe de militants ou de sympathisants du FN, c'est<br /> l'idéologie FN. Il est donc très difficile de la remettre en question par le débat. Idem pour le Front de Gauche, bien sûr. Le résultat est une non-progression des idéologies, une certaine<br /> stagnation des représentations sociales. Ce qui mène à la reproduction sociale, et à toutes les échelles de la société. En effet, les idées du FN sont peu débattues par les médias et les partis<br /> majoritaires (même si elles sont très abordées). J'ai l'impression qu'il n'y a pas de réflexion dans l'opinion publique à leur propos, mais surtout de l'adhésion ou du rejet. Si les opposants au<br /> FN veulent le faire disparaître pour cause de "mise en péril de la démocratie", "idéologie raciste" etc. en affichant leur mépris pour lui, il me semble que ça ne fait que le renforcer dans ses<br /> convictions.<br /> <br /> <br /> Ta dernière remarque pointe également un enjeu que je trouve très important : celui du "courage" que nous ressentons ou non quand il s'agit d'exprimer ou de remettre en question ses<br /> opinions. Pour moi, ce courage est directement lié au contexte social, à la position d'autorité ou non que nous occupons. Par exemple, un-e prof critiqué-e par un-e élève aura du mal à se<br /> remettre en question, et aura tendance à refuser le débat, même si la remarque est pertinente. Alors que ce-tte même prof critiqué-e sur la même question par un-e personne ayant un statut<br /> social jugé égal ou supérieur, aura beaucoup plus de facilités à considérer la remarque comme légitime, et donc comme digne d'être prise en compte. De même, si l'on se place du côté de la<br /> personne qui exprime la critique, il sera bien plus facile à un-e inspecteur-rice d'académie de s'appuyer sur la légitimité de sa fonction pour reprocher à un-e prof un manque de pédagogie par<br /> exemple, que pour un-e élève, dont le rôle est d'obéir à l'autorité du prof (et dont la critique sera donc perçue comme illégitime voire impertinente). Alors que cette critique peut très bien<br /> être exactement la même... Notre statut social définit grandement notre "courage" social dans les différentes situations que nous pouvons vivre. Et ce courage est inhibé par l'existence<br /> d'autorités, de pouvoirs donc, qui créent et maintiennent des tabous en y répondant par la sanction, quand elles se sentent menacées par la critique de personnes au statut inférieur (l'élève sera<br /> traité de "jeune impertinent-e" ou de "mal élevé-e", par exemple).<br /> <br /> <br /> Le courage face au tabou donc, c'est de savoir prendre du recul par rapport à sa propre position sociale, afin d'oser remettre en question sa propre autorité ou celle des autres. Courage qui ne<br /> peut aboutir au débat s'il n'est pas accompagné de respect et de "délicatesse", je crois.  <br /> <br /> <br />  <br />
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A
<br /> Bonjour ou plutôt bonsoir!<br /> <br /> <br /> Je suis tout à fait d'accord avec toi pour briser des tabous: il y en a énormément besoin! Je trouve néanmoins que les tabous ne trouvent pas tous leur origine dans le Pouvoir. <br /> <br /> <br /> Pour prendre ton premier exemple, il est certainement plus intéressant de parler de ton blog que des problèmes très concrets, puants et et sales que j'ai pu avoir en chiant dernièrement...!<br /> Disons que c'est une question de politesse ou de délicatesse!<br /> <br /> <br /> Prenons l'exemple de la vieillesse que je pense connaître de près: si les gens n'en parlent pas, ce n'est pas à cause d'un tabou du Pouvoir, mais parce qu'ils ne veulent pas parler de leur<br /> compassion, voire de leur mépris pour les gens vieux, finis..: ils ne comprennent plus rien au monde , ils sont out! Du moins, le croient-ils. C'est peut-être aussi une forme de délicatesse<br /> sociale de ne pas trop en parler brutalement.<br /> <br /> <br /> Par contre, il y a des tabous idéologiques.                                          <br />       Dans certains milieux, tu ne peux pas dire que tu voteras Sarko, que tu trouves que le front national a certaines bonne idées. Dans d'autres, tu ne peux pas dire que tu<br /> voteras Hollande ou Mélanchon ou que Sarko a commis de grosses conneries. Mais de nouveau, ce n'est pas le pouvoir, c'est le tout-venant, toi ou moi, qui campe sur ses positions et se ferme sur<br /> celles des autres. Il faut dire que les politiques ne nous donnent pas de bon<br /> exemple:                              Un "bon"<br /> socialiste doit trouver exécrable tout ce que fait Sarko et la droite...    Un "bon" UMP doit trouver exécrable et dangereux tout ce que fait ou propose la gauche.<br /> <br /> <br /> C'est vrai que le pouvoir crée et entretient des tabous. Un bon exemple est celui du front national: il y a trente ans Laurent Fabius, premier ministre de François Mitterand disait que le "FN<br /> posait de bonnes questions mais y apportait de mauvaises réponses". Depuis ce temps là poser les mêmes questions que le FN était tabou puisque l'appartenance au FN était tabou.<br /> <br /> <br /> Mais ces tabous vivent aussi parce que nous n'avons pas le courage de nos opinions...ni celui quelques fois, de mettre en cause nos propres opinions que nous trouvons, par définition, justes!<br /> <br /> <br /> heureusement qu'il y a des blogs sans tabous. Merci!<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />  <br />
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